« Alors une goutte de larme s’écoule difficilement hors de mon corps / Et tous les puits du monde débordent »

Creatures of the Deep 아귀 餓鬼, Kim Daehyun (nom d’artiste : Moonassi)

Pour le challenge coréen, je souhaitais embrasser le plus de genres littéraires possibles, alors bien qu’hermétique (comme beaucoup d’entre vous, je pense) à la poésie, j’ai voulu donner une chance… Mais c’est vraiment dur. Mettons les points sur le i : déjà que de la poésie en français, je n’y pige pas grand chose, béotienne que je suis, mais en traduction… Il y a cette grande problématique, surtout avec les langues asiatiques : ce sont de base des langues très imagées je trouve. Pour toutes personnes étrangères, il est difficile de concevoir les métaphores utilisées en toute langue, mais là où je trouve ce fait encore plus important, c’est que cette langue reste encore assez peu traduite dans le domaine littéraire. Il suffit de ce challenge pour le voir avec la récurrence de certains titres, les rares maisons d’éditions qui en publient, leur non-médiatisation, … Encore une fois, vous savez que le risque est la traduction littérale, donnant des choses assez laides… Pour tâtonner dans l’apprentissage du coréen, je peux vous dire que dans le vocabulaire, c’est une langue souvent très rationnelle, finalement très terre à terre. L’exemple qui me vient directement, ce sont les mois, où grosso modo ça donne « mois 1, mois 2, mois 3… » Il y a pas mal de petites choses comme ça, et c’est risqué de foncer dedans et de se faire avoir.

En lisant Un verre de miroir rouge de Kim Hyesoon, je me suis souvent demandée si c’était un condensé de tout cela.


Si déjà, il y avait des expressions coréennes qui n’avaient pas d’équivalent en français et donc, traduites mot à mot, donnaient des vers très incongrus, que personnellement je trouvais laid. Après il y a des styles bruts aussi, parfois crus, mais ici ce n’était pas tellement le soucis, j’ai trouvé que c’était très dur à décrypter.. Typiquement : le « on pige pas un mot avec la poésie », je l’ai pensé plus d’une fois… Si c’est vraiment sa manière d’écrire, brr, c’est vraiment très particulier. Je vous partage des bouts de choses qui m’ont vraiment… je ne sais pas… décontenancée, c’est le moins qu’on puisse dire. Il y en a à la pelle, donc je ne fais qu’une petite sélection :
Dès le premier poème, lire quelque chose comme : « Un bouquet de rose sous ta peau / je vais y ouvrir en grand mes globes oculaires desséchés »« J’ai fixé le trou / C’était un trou d’environ un mètre soixante / On dit que le trou fait bien cuire le riz / Et que parfois des bébés peuvent sortir du trou » (sans surprise, le titre est « Un trou »; Si quelqu’un comprend déjà cet enchaînement, chapeau. Peut-être que le riz a une symbolique de fertilité, je n’en sais rien moi, mais… j’allais dire qu’on ne met pas de riz à cet endroit là, bon dieu, cette chronique va être n’importe quoi.) ; « Sa machine à écrire dentaire ramasse sans arrêt de la nourriture et la pose sur le papier » (« La poule »), « Que faire ? / Dans le ventre de la baleine j’ai fini par mettre au monde un enfant / Même si je ne suis pas encore née / J’ai déjà fait l’amour » (« Elle, Jonas »)
C’est prit hors contexte donc c’est un peu dur de pouvoir parler de ces vers, sauf que mince, même dans le texte, ça ne m’éclairait pas plus. Pris à la volée ou dans le texte entier, ces vers sont indescriptibles pour moi !

Il y a un poème qui parlait d’une chaîne de crème glacée (Baskin Robbins), et une mère et sa fille enceinte s’y rendent et passent commande, y a un truc de lune noire depuis X jours pour l’une puis pour l’autre et je ne sais pas ce que sont ces croissants de lune, mais pardonnez-moi, j’ai peut-être l’esprit mal placé pour le coup (enfin déjà, le coup du riz.. hahum, on est plus à ça prêt.) mais vous réagissez comment vous face à « Le sorbet à la cerise légèrement sanguinolent est porté par les mains de maman / En léchant chacune notre lune nous pointons du doigt / Le ciel gonflé comme le ventre de Marie le jour de Noël / La lune de Marie prête à accoucher est noire depuis 40 semaines » ? Pourtant plus loin, il y a « En mangeant chacune notre lune fondante dans les rues de Daehakno » pour re-achever mes maigres espoirs, encore un peu plus loin : « Ce n’est pas la même lune qui se lèvera dans le ventre de ces filles! » La seule gêne que j’ai éprouvé, c’était de ne pas comprendre : quelles sont ces foutues lunes bon sang ! Parce qu’au départ je me dis « ok boule de glace comme une lune ronde », mais qu’est-ce que « la lune de Marie prête à accoucher » vient faire là sérieusement ? Est-ce qu’il y a un lien logique ? Est-ce que c’est trop subtil pour moi ? Mais je me suis retrouvée avec une barre de rire sur le coup, les interprétations ont l’air bien multiples. A ce stade c’était peut-être trop imagé pour moi, du moins c’est ce que je préfère me dire face à ce ni queue ni tête du texte…

조금씩 흔들릴 뿐 늘 거기에 있다 / Tree was there swaying in the wind like me, Kim Daehyun aka moonassi.


Mais tout du long je n’ai pu me défaire de la questions de la traduction. Alors, peut-être que c’était une erreur de l’édition aussi, sachant que dans le même poème je soupçonne un oubli de mot (« Pour supporter le froid de l’intérieur de ce miroir combien encore devrais-je me réchauffer », si ça se trouve ça se dit, mais « combien de temps » est plus fluide.. ) Mais c’est plus loin que je suis mitigée, quand il est écrit « Tu sors du bar titubant titubant ».
Petite réflexion avec mes maigres connaissances de la langue : Il y a des mots qui se répètent, comme 반짝반짝 (banjak-banjak, « twinkle twinkle », donc quelque chose qui scintille, la répétition traduit un peu l’effet des petits éclats) ou encore 빙글빙글 (traduit la rotation, « round and round »), et il y a toute une catégorie de verbes aussi qui marquent une idée de répétition, ou alors un sentiment étrange (on le retrouve avec « banjak » notamment) donc en lisant ce « titubant titubant », je me suis dis que ça devait être quelque chose dans cette idée-là. En fait j’ai immédiatement pensé au verbe « 흔들거리다 » (heundeulgeorida) qui indique là-aussi une répétition de mouvement, quelque chose qui oscille, remue. Quand j’ai appris ce mot, il y avait l’exemple d’un grand pont suspendu qu’on traverserait, ce n’est pas stable, ça chavire. Quand on cherche des images sur internet pour illustrer, on trouve des balançoires, ou l’eau, cette idée de « va et vient ». Il ne me paraît pas illogique que tituber rentre dans ces catégories, et si ça rentrait dans cette idée de mot répété, ça illustrerait un peu l’idée du pas après un autre dans une certaine lourdeur (comme peut le faire un peu l’allitération en « t » du mot en français, mais là je m’emporte.) Or, comme je n’ai pas le texte sous les yeux, que je ne suis pas bilingue, et encore moins traductrice, ce ne sont que des suppositions qui ne servent pas forcément cet avis.
D’ailleurs, c’est cocasse : j’illustre cet article après l’avoir écrit, logique, et je viens de découvrir l’artiste Moonassi. L’illustration juste au dessus m’a tapée dans l’oeil pour l’ambiance du livre, probablement cet espace d’entremêlement rendant difficile à lire, mais voilà que je lis le titre pour l’inscrire dans la légende et… « 흔들릴 » se trouve dedans, avec la même racine que le verbe « 흔들거리다 ». Si ça c’est pas trop fort !
Cela dit, si c’est bien un problème de traduction (mais sauf s’il y a des bilingues en coréen donnant leur avis sur ce livre, nous ne pourrons le vérifier), c’est quand même problématique… Ce sont les éditions Decrescenzo qui sont à la publication de ce recueil, et comment dire qu’avec ma première découverte chez eux (Séoul, zone interdite) j’avais plusieurs fois fait la moue face au texte… Ce serait très embêtant que ce soit cela puisqu’ils se discréditeraient tout seuls alors que c’est une des rares maisons d’édition à publier de la littérature coréenne, et qu’en prime, ça entacherait un peu la qualité de leur revue Keulmadang par ce manque de sérieux…

C’est étrange parce que, même si les deux premières parties de ce recueil sont très énigmatiques, et que j’avais plus d’une fois envie de le refermer, n’y comprenant rien, j’avais en même temps envie de continuer. Dans l’espoir, d’abord, de trouver des poèmes plus accessibles, et il y en a dans la troisième partie, dont des passages que j’ai trouvé agréable et beau — mais il étaient à peu près tous accès sur la tristesse… Mais même, cette écriture vraiment particulière, aux images qui pourtant ne m’évoquent rien, m’encourageait à continuer… par curiosité sans doute de découvrir d’autres choses loufoques ?

Désormais, je ne me trompe plus, désormais, je ne crois plus
Mon coeur alourdi par la tristesse
Ne pourra plus que tomber plus bas, encore plus bas
M’enroulant sur moi-même, je veux me terrer quelque part

(« Maux de tête »)

Autrement, pour ce qui est des thématiques abordées, c’est difficile de les rendre quand on ne parvient pas à soulever le voile. Cependant, il n’est pas difficile de ressentir que plusieurs textes parlent d’amour, plutôt sur un penchant douloureux ; les images, les mots récurrents contiennent toujours une certaine violence. Cela dit… A nombreuses reprises j’ai songé que la poétesse relatait davantage du viol : les images de lames, de perforations, de choc, de sang, le corps réifié. Quand elle écrit « Si seulement je pouvais passer une nuit hors de chez Photon ! […] Photon s’amuse toute la nuit avec mon corps-écran » (« La révolution culturelle de mes rêves ») par exemple. Il y a beaucoup de sexualité dans tous les cas, et avec ce vocabulaire j’ai quand même du mal à saisir de quel côté penche la balance.
La poétesse est reconnue pour son positionnement féministe, malheureusement comme tout est très inintelligible pour moi, je n’ai pas forcément pu m’en rendre compte, outre ce que je viens d’évoquer, ainsi qu’un poème qui parlait des femmes battues. En tout cas, c’est comme ça que je l’avais réceptionné. Forcément, j’ai oublié de garder des fragments de celui-ci pour apporter de la consistance à cet article…


Ce n’était pas la plus agréable des expériences, je ne le recommanderai pas vraiment en toute honnêteté ; seule la partie 3, et encore. A force d’avoir cherché avec quoi construire cet article, j’ai l’impression que la poésie de Kim Hyesoon est peut-être expérimentale, un peu à la manière de l’OuLiPo… Honnêtement, construire une chronique autour du « je n’ai rien compris, je ne sais pas », ça aussi, c’était expérimental…
(par contre c’est parfait pour partager la découverte instantanée de l’artiste avec lequel j’illustre cet artiste !)

너울 / Camouflage, Kim Daehyun aka moonassi

Les étoiles du ciel nocturne
Suspendues dans les airs depuis plusieurs centaines de millions d’années
Pleurent cette nuit en clignotant
Nous somme tous en danger

(« Être vivant »)

3 réponses sur « « Alors une goutte de larme s’écoule difficilement hors de mon corps / Et tous les puits du monde débordent » »

  1. Ada

    La poésie………… (je pourrais encore continuer mes points de suspension jusqu’à l’infini)

    Je me méfiais déjà de la poésie étrangère traduite, tu m’as convaincu que ce n’était pas à regarder de près, à part peut-être dans quelques années…

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  2. L'ourse bibliophile

    Je ne risque pas de t’aider à comprendre, je n’ai rien pigé non plus aux extraits que tu as mis… Je crois que j’aurais bien vite laissé tomber ce bouquin si j’avais été à ta place. Quel charabia… Mais ta chronique de « je n’ai rien compris » était heureusement parfaitement lisible !

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